AFFAIRE FRANCE TELECOM : DE LA PERFORMANCE AU HARCÈLEMENT COLLECTIF

By 19 janvier 2021Veille

Les nouvelles orientations stratégiques ou la dégradation des performances conduisent souvent les entreprises à adopter des politiques d’optimisation des coûts. La réduction des effectifs est soit un effet collatéral d’une série de mesures économiques censées redresser les performances ou le principal levier d’économie. Dans ce dernier cas, il est alors vite arrivé que ces plans dits de performances entraînent une dégradation illicite des conditions de travail et induisent des pratiques managériales toxiques pour contraindre au départ ou à la mobilité des salariés.

La déflation à marche forcée des effectifs de l’entreprise si elle est organisée dans ces circonstances caractérise un harcèlement moral collectif sans qu’il soit nécessaire de reconnaître des pratiques harcelantes individuelles. C’est là le principal apport de la décision du Tribunal correctionnel de Paris rendue le 20 décembre 2019 après 4 ans d’instruction.

Qu’est-ce que le harcèlement moral institutionnel ?

Selon le Tribunal, les éléments constitutifs du harcèlement moral institutionnel sont notamment caractérisés par l’utilisation des leviers suivants :

  • la pression donnée au contrôle des départs dans le suivi des effectifs ;
  • la modulation de la rémunération de cadres d’un certain niveau en faisant dépendre, pour partie, la part variable de l’évolution à la baisse des effectifs de leurs unités ;
  • le conditionnement des esprits des « managers » au succès de l’objectif de déflation lors de leurs formations.

Il est aussi relevé sur la période 2007-2008 que les stratégies de déflation à marche forcée de l’effectif étaient envisagées comme une des seules conditions de succès du plan stratégique de l’entreprise. Partant, l’accélération de ce plan, la précision des objectifs de départs fixés et le suivi de la réalisation de ces quotas révèlent un objet manifestement illicite. La dégradation des conditions de travail apparait ainsi être la conséquence logique et inévitable de l’application d’un plan stratégique aux objectifs manifestement irréalistes (22 000 départs soit plus de 15 % des effectifs et 10 000 mobilités).

Les peines prononcées

Le harcèlement moral institutionnel, lorsqu’il est avéré, expose l’entreprise mais aussi ses dirigeants à des condamnations qui obéissent au principe fondamental de la responsabilité pénale personnelle.

Selon le Tribunal, la responsabilité pénale individuelle des dirigeants « repose, en réalité, sur une décision partagée, sur une mise en œuvre coordonnée, sur un suivi vigilant, des agissements harcelants dont l’objet était la dégradation des conditions de travail de tous les agents de France Télécom pour assurer et hâter, accélérer, la réduction recherchée des effectifs de l’entreprise ».

Ainsi le fait de ne pas avoir la qualité d’initiateur d’une politique illicite de gestion des ressources humaines ayant conduit à une pratique de harcèlement institutionnel n’est pas une cause d’exonération de responsabilité pénale. Tout membre du comité de direction qui met en exécution de telles politiques peut être retenu dans les liens de complicité du harcèlement. Tel est le sens du jugement du tribunal qui a condamné des dirigeants mais aussi des hauts cadres à divers niveaux pour complicité (le Directeur des ressources humaines France et la Directrice du management des compétences et de l’emploi, Directeur des actions territoriales et un Directeur régional).

Les peines prononcées contre les personnes physiques vont jusqu’à 1 an d’emprisonnement et 15 000€ d’amende. Orange S.A. condamnée à 75 000 d’amende n’a pas fait appel de sa condamnation. Les dommages et intérêts versés aux victimes et leurs héritiers sont situés entre 75 000 et 10 000 € en moyenne.

L’ordonnance souligne que « le Comité de direction générale a été associé à cette décision et les membres n’ont émis aucune protestation et, au contraire, ont fait leur cette politique ».

La lecture à froid de ce jugement qui comporte plusieurs éléments accablants nous rappelle que la conduite à tout prix d’une stratégie sans réflexion préalable approfondie sur les impacts sociaux réels peut rapidement mener à la déraison collective.  

YVAN WILLIAM 
CABINET D’AVOCATS INDÉPENDANTS EN DROIT SOCIAL, ANCIEN DRI-I ET DIRECTEUR DE PROJET EN STRATÉGIE SOCIALE

du 27 janvier au 2 février 2020  Entreprise & Carrières